La prophétie ne s’est donc pas réalisée : la courbe du chômage n’a pas vraiment été inversée. Aurait-elle d’ailleurs pu l’être autrement que de façon marginale alors que seules des mesures «classiques» - même si indispensables - ont été mises en œuvre, comme la panoplie des contrats aidés, et que le gouvernement va répétant que c’est uniquement du retour de la croissance que doit venir notre salut ?


Alors que Nicolas Sarkozy s’en allait chercher cette dernière avec les dents, notre président actuel préfère pousser la vilaine paresseuse comme s’il s’agissait, dans les deux cas, d’un objet ou d’un animal récalcitrant duquel dépendrait entièrement notre destin. Et nous allons disant qu’il nous faudrait au moins 1,5% de croissance pour commencer à attaquer la masse énorme du chômage et qu’une seule voie est possible : la «stimuler», comme l’indique joliment Bercy commentant la dernière note de conjoncture de l’Insee, la «relancer» en réduisant drastiquement les dépenses publiques et en révisant le statut de la fonction publique, comme le proposent les Gracques. En un mot, l’obliger à augmenter, cette croissance qui porte si mal son nom !


Simultanément, la meute de tous ceux qui voudraient que l’on déréglemente vraiment le mal nommé «marché du travail» est de retour. Résumons leur propos d’une phrase : on ne pourrait créer de l’emploi qu’en flexibilisant le marché du travail et notamment en facilitant plus encore qu’à l’heure actuelle le licenciement.


Et pourtant, il semble bien que le retour de la croissance, sinon aux taux qui nous permettraient de lutter vraiment contre le chômage, au moins à 1,5%, n’est ni probable à brève échéance ni même, peut-être, souhaitable sous ses formes actuelles si nous prenons au sérieux la corrélation étroite entre croissance du PIB et dégradations du patrimoine naturel (pollutions atmosphériques cancérigènes raccourcissant drastiquement notre espérance de vie et celle de nos enfants, émissions de gaz à effets de serre qui augmentent le risque d’un dérèglement climatique majeur…).


Même si une telle perspective soumet nos sociétés à une véritable épreuve, nous devons faire comme si la croissance ne devait pas revenir. Et décider de ce que nous ferions si elle ne revenait pas, notamment en matière d’emploi. Depuis le début des années 80, les institutions internationales - OCDE, FMI, Banque mondiale - vont répétant qu’une seule voie est possible : l’adaptation à la compétition internationale, qui doit prendre le visage de la flexibilisation des contrats et du temps de travail, de la modération salariale, sinon de la baisse des salaires, de la diminution de toutes les formes de protection, de la facilitation du licenciement, de l’activation des politiques d’incitation, le tout prenant appui sur une théorie du chômage qui considère celui-ci comme principalement volontaire. C’est du refus des salariés de travailler à un salaire inférieur que viendrait principalement le chômage. On mesure le recul par rapport à la théorie keynésienne qui voyait au contraire dans le chômage un risque collectif qui ne pouvait être combattu que par des politiques macroéconomiques et non par la responsabilisation des chômeurs, la diminution de leurs indemnités ou la dégradation de leurs conditions. Et l’on a vu ce que les politiques visant à faciliter le licenciement ont donné : le contrat nouvelles embauches, typique représentant de ce courant d’idées, a considérablement dégradé les conditions de travail. Quant à la rupture conventionnelle, qui a certes permis d’exfiltrer des salariés confrontés à des situations de travail devenues insupportables, elle semble bien avoir accéléré la destruction d’emploi en rendant cette solution considérablement attractive.


Cessons donc de rêver d’une situation où la dégradation de la condition salariale constituerait la panacée. Comment peut-on à la fois désirer que l’Europe soit la zone la plus compétitive parce que disposant de la main-d’œuvre la plus qualifiée et précariser celle-ci ? Comment peut-on vouloir produire de la qualité et sous-payer les producteurs ? Comment veut-on investir dans l’innovation et traiter les salariés comme une marchandise ? A moins d’accepter, comme l’Allemagne, une dualisation radicale des travailleurs : aux uns, bien qualifiés, la sécurité et les bons salaires ; aux autres, peu qualifiés, les temps partiels très courts, le chômage, les boulots à 1 euro, la pauvreté laborieuse. Cette voie n’est pas la bonne.


Une autre reste praticable et profondément désirable du point de vue de l’intérêt général. Elle consiste à substituer à l’actuel partage du travail, sauvage, un partage civilisé. Et à répartir de manière plus satisfaisante et égalitaire le volume de travail disponible dans notre société en raccourcissant la norme de travail à temps complet, ce qui permettra aux uns d’augmenter leur temps de travail et aux autres de le réduire. Une telle opération est seule susceptible d’entamer sérieusement la masse énorme du chômage dans notre société qui, si nous ne faisons rien, conduira de toute façon à abandonner sur le bas-côté les millions de chômeurs de longue durée, de demandeurs d’emploi découragés, d’allocataires de minima sociaux. Elle suppose de remettre sur le métier la question de l’organisation du temps de travail, de conditionner désormais systématiquement les aides données aux entreprises à des créations d’emploi et de tirer (enfin !) un bilan serein des trente-cinq heures.


Car une grande partie de ce que l’on entend depuis dix ans sur cette politique est faux. Il est par exemple faux de dire que les trente-cinq heures ont entraîné une dégradation de la valeur travail : les Français sont les plus attachés au travail en Europe, et même dans le monde ! Lorsque la RTT a été engagée, le taux de chômage était exactement au même niveau qu’aujourd’hui. Causalité ou corrélation : entre 1998 et 2002, 1,7 million d’emplois ont été créés, l’espoir est revenu, la négociation s’est amplifiée, un baby-boom a même été déclenché.


Certes, cette politique a présenté des défauts, mais certainement pas ceux qu’on lui prête trop souvent. C’est la seule qui permette de donner la priorité à l’emploi. C’est aussi la seule qui permette de lutter en permanence contre la dualisation de la société en évitant la coexistence, comme en Allemagne, d’emplois à temps complet longs (occupés majoritairement par des hommes) et d’emplois à temps partiel nombreux, courts et mal payés (occupés principalement par des femmes), qui alimentent la précarisation mais permettent de présenter des résultats spectaculaires en matière de chômage… C’est donc également la seule qui garantisse vraiment l’égalité entre hommes et femmes.


Mais le partage du travail n’est pas le seul espoir. La reconversion écologique de notre économie - que nous devons engager dès maintenant pour éviter d’aggraver la situation climatique, réduire notre facture énergétique et ne pas être dépassés par ceux qui ont compris que la vraie compétition se ferait sur la capacité à décarboner notre production - devrait être créatrice d’emplois et permettre la croissance de secteurs intensifs en main-d’œuvre, comme la rénovation thermique des bâtiments, les transports collectifs, les énergies renouvelables, l’agro-écologie, le verdissement des processus industriels… Comme l’explique l’économiste Jean Gadrey, une production plus propre, écologiquement et socialement, exigera un plus grand volume de travail pour les mêmes quantités produites. Par ailleurs, un nombre infini de besoins, notamment de services de bien-être, reste insatisfait et devrait pouvoir constituer l’un des éléments constitutifs de cette véritable révolution. Les progrès ainsi réalisés - des gains de qualité, de durabilité et de convivialité - ne sont pas susceptibles d’être enregistrés par nos indicateurs traditionnels et notamment par le PIB. Leur mise en évidence supposera d’autres instruments de mesure. Nous devons donc dès maintenant nous habituer à raisonner «au-delà de la croissance». Dans l’intérêt de l’emploi aussi.


Derniers ouvrages parus :

«la Mystique de la croissance», Flammarion, 2013 ;

«Réinventer le travail», PUF, 2013 (avec Patricia Vendramin).

Dominique MÉDA Sociologue